Discours de Raphaël Esrail, prononcé lors de l’inauguration du Mémorial de la Shoah de Drancy, 21 septembre 2012

« Nous sommes aujourd’hui réunis pour inaugurer ce beau bâtiment édifié à proximité du « Camp de Drancy ». Quelle que soit la qualification donnée à ce « camp », il fut essentiellement, pour la grande majorité des Juifs déportés de France, un lieu de transit entre la vie et la mise à mort.

Les portes des quelque 60 convois qui se sont refermées ici, se rouvraient directement sur l’entrée des chambres à gaz à Birkenau. Drancy a été alimenté quotidiennement de quelques dizaines, de quelques centaines de Juifs, qui finissaient par tomber dans les filets de la Gestapo et de la Police française qui, avec persévérance, traquaient les Juifs sur tout le territoire national. Près de 63 000 Juifs internés ici, ont été déportés. Près de 97% d’entre eux ont été assassinés.

Ce tout petit bout de territoire français, situé au cœur de la cité humaine, est une création de la collaboration servile et meurtrière du gouvernement de Vichy avec l’occupant nazi. Il est une des trop nombreuses marques de la participation avérée des autorités de notre pays au génocide des Juifs de France et d’Europe.

Ce lieu a laissé plus ou moins de souvenirs aux survivants tant nous avons vécu à Auschwitz-Birkenau, une situation qui relativisait ce qu’avait été Drancy. Aujourd’hui, je nous imagine accompagnés par les ombres de celles et ceux qui furent amenés ici de force, enfermés puis déportés vers la mort. Ici mois après mois, pendant trois ans, les vies enchevêtrées, individuelles et familiales, ont dessiné une mosaïque dont les tons resteront à jamais ceux de la désespérance.

J’ai personnellement connu le camp de Drancy durant une semaine, fin janvier – début février 1944. Transféré ici depuis Lyon où j’avais été arrêté en tant que résistant dans une officine de faux papiers, j’arrivais après deux semaines passées à la prison Montluc où j’avais subi des actes de torture. C’est ici que j’ai rencontré celle qui deviendra mon épouse.

Étant tout seul, mon ressenti ne peut se comparer à celui de la majorité, qui étaient là en famille. Je voudrais rendre hommage à ces milliers de familles massacrées, en évoquant celle de ma camarade Léa Roathyn, ici présente qui, avec son père, sa mère, ses 10 frères et sœurs, plus jeunes qu’elle, fut déportée le 3 février 1944. Nous étions dans le même transport vers Auschwitz-Birkenau. Seules Léa et une sœur sont entrées dans le camp.

Qui, aujourd’hui, n’a en mémoire la déportation, à l’été 1942, des centaines d’enfants ramenés de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande à Drancy. Ils furent envoyés à la mort quelques jours après leurs parents. Qui ne se souvient des enfants de l’UGIF traqués particulièrement par Aloïs Brunner à l’été 1944.

Il n’est pas difficile d’imaginer la peur et la douleur morale de toutes ces fratries plongées dans cet univers carcéral inhumain, d’imaginer cette déchirure brutale d’avec la vie courante qui rendait encore plus atroce cet enfermement injuste d’innocents.

Sam Radzinski a raconté la misère absolue des internés de 1941, mourant de faim. Je le cite : « Jamais, jamais je n’oublierai les hommes qui se précipitaient sur les ordures déversées le long des latrines, pour y trouver quoi ? des déchets d’ordure parmi les ordures du camp ! ».

Liliane Lévy Osbert, décédée il y a quelques années, a également évoqué ce lieu : « Ici, c’est la tour de Babel, la cour des miracles, le bal des maudits tout à la fois. (…) Spectacles d’enfants insouciants, rieurs, galopant entre les jambes de leurs mères. Spectacles de visages jeunes ou vieux, beaux ou laids, marqués d’angoisse, d’interrogations, de soumission aussi. Promiscuité morale d’un ensemble hétéroclite d’hommes et de femmes brisés par la détérioration, l’incompréhension, l’ignorance d’une situation par eux inconnue, inacceptable, inacceptée ».

Mon camarade Jacques Altman, resté plusieurs mois à Drancy et au camp de Lévitan à partir de mai 1943, en a retenu des scènes terribles suscitées par l’inquiétude du départ, les cris de détresse des parents, les pleurs d’enfants, les suicides nombreux, principalement de femmes, qui préféraient en finir ici en s’ouvrant les veines.

Drancy fut un condensé d’Europe. On y entendait parler yddish, et des accents polonais, allemand, autrichien, hongrois, tchèque, russe… de tous ces juifs venus vers l’ouest durant l’entre-deux guerre ou qui avaient fui le nazisme, animés d’un espoir fou envers cette patrie qui se disait, depuis le 18e siècle, celle des « Droits de l’Homme ». Ils avaient espéré en finir avec les persécutions, les pogroms, les humiliations. Malgré l’odieux comportement du gouvernement de Vichy à l’encontre des Juifs, des internés croyaient encore à la vie, là- bas, à « Pitchipoï ». Ce mot à la consonance enfantine incarnait encore l’espoir. Certes, on allait travailler dur, mais un jour cette guerre aurait bien une fin…

L’espérance était aussi celle de revoir des parents que l’on savait déjà déportés. Après tout, on allait les rejoindre, les retrouver… Telle était la pensée de ma camarade Ida Grinspan et de tant de membres de ces fratries que la chasse aux Juifs avait séparées, éclatées.

Même si Drancy suintait l’angoisse, on ne pouvait imaginer les gazages massifs des hommes, des femmes et des enfants à l’arrivée des convois. Une ligne Drancy-Birkenau a existé, longtemps, trop longtemps.

Quelques convois sont aussi partis vers d’autres lieux de mort, vers Maidanek, vers Sobibor, vers Kaunas ; un convoi est parti vers Buchenwald et quatre, vers Bergen Belsen, avec des enfants et des épouses de prisonniers de guerre. Je pense à Victor Perahia qui avait 9 ans, dont la mère s’est déclarée femme de prisonnier de guerre, et qui est resté 20 mois à Drancy.

Ce matin, j’ai eu l’occasion de visiter ce mémorial et l’exposition. On y croise cette mosaïque de vies que j’évoquais. Ce mémorial-musée poursuit et pérennise le témoignage et prendra le relais de notre parole. Nous souhaitons qu’il soit avant tout un lieu d’éducation qui invite à la réflexion et à la connaissance.

Les survivants n’éprouvent pas de haine. Depuis plusieurs décennies, ils témoignent de ce que fut Drancy, de ce que fut la Shoah, dans l’intention surtout de prévenir le racisme et l’antisémitisme.

L’une des vocations de ce lieu d’histoire et de mémoire sera, assurément, de sensibiliser les jeunes aux causes de ce drame : l’abandon des Droits de l’Homme, le nazisme, son idéologie, l’organisation politique qu’il a engendrée, l’antisémitisme, la haine, la violence, le meurtre.

Au nom de mes camarades, je souhaiterais remercier les per- sonnes et les institutions qui furent en première ligne dans cette réalisation, la Ville de Drancy et son Maire, M. Jean- Christophe Lagarde, le Mémorial de la Shoah, ainsi que la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Je profite de l’occasion pour souligner l’immense travail mené par cette fondation depuis plusieurs années et son soutien aux grands projets qui ont véritablement installé la mémoire de la Shoah au sein de notre mémoire nationale.

Les déportés, porteurs d’une mémoire commune et d’une responsabilité née d’une promesse envers nos morts, savent qu’aujourd’hui le relais est pris par les instances et les institutions soutenues par la FMS, une évolution qui a été rendue possible par notre République.

Enfin, je souhaiterais dédier ce lieu à toutes celles et à tous ceux qui ne sont pas revenus, ce lieu qui sera une des demeures de leur souvenir ».

Raphaël Esrail, Président de l’Union des Déportés d’Auschwit

Après Auschwitz n.323, Octobre 2012