Se souvenir au Rwanda: les mémoriaux du génocide

Fin juin 2021, une grande partie des membres de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi s’est rendue à Kigali dans un contexte de situation sanitaire tendue. Nous souhaitions tout d’abord rencontrer des chercheurs et des personnes engagées dans la lutte contre le génocide et l’oubli : des membres de l’équipe dirigeante de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), organisme officiel créé en 2008, et de l’association Ibuka – le terme signifie en kinyarwanda « Souviens-toi » – née au lendemain du génocide, des enseignants et étudiants de l’Université nationale du Rwanda à Butare (Huye), la directrice et des jeunes du centre Iriba de documentation multimédia, le directeur d’Aegis Trust au mémorial de Kigali, de nombreux guides employés par la CNLG dans les autres mémoriaux nationaux.

Durant ce voyage, nous nous sommes également rendus dans différents mémoriaux parmi les plus importants du Rwanda. Cet article est modestement le récit d’une rencontre avec des lieux et des personnes. Il n’est pas une analyse de la politique mémorielle menée au Rwanda1. Cependant des propos de nos interlocuteurs, qui effectuent un travail d’histoire et de mémoire, nous en ont fait entrevoir les difficultés et les enjeux. Après la guerre civile et le génocide du printemps 1994 qui a fait, selon le dernier décompte datant de 2004 plus de 1,074 million de victimes2 – des milliers de corps ont encore été retrouvés depuis lors. Dans un premier temps, il a d’abord fallu survivre et reconstruire un pays exsangue. Aussi certains des mémoriaux que nous avons visités n’ont été achevés et inaugurés que récemment. Ils ont permis à la fois d’inhumer dignement les victimes dont les corps ont été tout de suite recherchés par les membres rescapés de leurs familles et d’offrir à celles-ci un lieu de recueillement. Incarnation de la mémoire du génocide, ils sont à la fois lieu de recueillement, avec une dimension commémorative et pédagogique. Alors que 70% des Rwandais ont moins de trente ans, que les étudiants sont majoritairement orientés vers les sciences et la technologie pour contribuer au développement du pays, et que de nombreux condamnés par les tribunaux gacaca3 ont purgé leur peine et sortent de prison, transmettre la mémoire du génocide et lutter contre le négationnisme sont des priorités pour les organisations que nous avons rencontrées. La transmission passe par l’éducation scolaire, les causeries, les visites des mémoriaux. Les plus importants sont des mémoriaux nationaux gérés par la CNLG. Il existe également des mémoriaux plus petits, gérés par les districts. Nous n’avons vu aucun de ces derniers mais nos interlocuteurs ont souligné les différences régionales dans l’exécution du génocide et dans sa reconnaissance aujourd’hui. Une semaine de voyage ne nous a pas permis en effet de parcourir l’ensemble du Rwanda.

En voici le récit.

Dès le lendemain de notre arrivée, nous nous rendons à Gisozi, accompagnés de Jean-Pierre Sagahutu, notre guide durant tout notre séjour. Jean-Pierre est un rescapé du génocide des Tutsi. Ses parents et sa famille qui habitaient Kibuye ont péri au cours des premières semaines du génocide en 1994. Sa présence nous a permis d’avoir une perception forte des événements. Nous ne savons pas ce qu’il raconte à ses enfants – il a éludé la question – mais a décrit son état d’esprit en usant d’une image : rescapé, il faut « vivre avec le gros sac à ne pas ouvrir », pour contenir la haine et pouvoir vivre ensemble. Après 1994, il s’est installé définitivement à Kigali, ne voulant pas habiter là où sa famille avait été massacrée et où le zèle des tueurs, donné en exemple par le président par intérim de l’époque, avait été grand.

 Le Mémorial du génocide de Kigali à Gisozi, situé sur une colline et conçu avec l’aide de la fondation britannique AegisTrust, a été inauguré en 2004, à l’occasion du 10ème anniversaire du génocide des Tutsi. A l’extérieur, un espace mémoriel est organisé autour de trois grandes dalles sous lesquelles sont ensevelis les restes de plus de 250 000 victimes de la région de Kigali. Dans un bâtiment qui surplombe les dalles, un musée documente le génocide et décrit aussi l’histoire du Rwanda qui a précédé et suivi l’événement. À l’étage, des salles exposent des restes humains, crânes et os. S’y trouvent aussi, suspendues, des photos de personnes exterminées. L’une est consacrée aux enfants : de grandes photos sont apposées au mur, chacune comportant une « fiche d’identité » sur laquelle est inscrit le nom de chaque enfant, ce qu’il aimait, son plat préféré, le nom de son ou de sa meilleur.e ami.e, la manière dont il a été tué et aussi, quand cela a été possible de le déterminer, sa dernière phrase. Cette salle est bouleversante. À ce jour, il est toujours impossible de recenser de manière précise le nombre et l’identité des enfants massacrés en 1994. Ces quelques photos sont en quelque sorte elles-mêmes des « rescapées », des témoins de l’horreur qu’ont vécue ces enfants tout jeunes, parfois âgés de quelques semaines. Le président d’IBUKA Rwanda, nous a confirmé qu’un projet similaire à celui mené par les Klarsfeld avec le « Mémorial des enfants juifs déportés de France », est ardemment souhaité mais que sa mise en œuvre risque de prendre des années tant les archives et photos sont minces voire inexistantes.

Lors de notre passage dans ce musée, nous rencontrons une famille de rescapés accompagnés de leurs enfants, venus rendre hommage à leurs parents. Ils déposent cinq couronnes de fleurs sur les pierres tombales et se recueillent longuement. Ce lieu est pour eux et pour beaucoup de survivants la seule sépulture offerte aux êtres disparus.

Le musée comporte une section internationale qui présente, au fil de murs successifs, les trois autres génocides perpétrés au 20e siècle, depuis celui identifié comme le premier : l’élimination, entre 1904 et 1908, de dizaines de milliers de Herero et Nama dans le Sud-ouest africain (actuelle Namibie)4. Du général Lothar Von Trotha, commandant les troupes allemandes sur place, est affichée la phrase suivante : « Je nettoie les tribus rebelles avec des flots de sang et d’argent. Ce n’est qu’après cette purification que quelque chose de nouveau pourra émerger ». Un mur est également consacré à la Shoah. Nous nous sommes questionnés sur le mur vide où devrait être évoquée l’histoire du génocide des Arméniens. L’explication embarrassée – des infiltrations d’eau – masque en fait une pression récente de la Turquie. De plus en plus présente au Rwanda dans les travaux d’infrastructure (routes, aéroport), elle aurait contesté ce fait d’histoire et exigé cet effacement…

Le lendemain, nous nous rendons dans le Bugesera, région où vivaient de nombreux Tutsi en 1994, déplacés de force au début des années 1960 dans cette contrée inhospitalière5. Nous visitons le Mémorial de Nyamata à un peu plus de 40 km de Kigali.

Nyamata était autrefois une église catholique construite en 1980. Au cours du génocide, des milliers de Tutsi qui pensaient y trouver refuge, ont été abattus en une seule journée. L’église a été transformée en Mémorial. À l’intérieur, des bancs sont recouverts des vêtements des victimes, parfois tâchés de sang. Dans des vitrines sont exposées des armes utilisées par les génocidaires : machettes, lances, couteaux. Dans la crypte, des vitrines de crânes et d’os, des cercueils dont celui d’une femme violée à plusieurs reprises avant d’être empalée. À l’extérieur de l’église ont été installées des tombes communes, et une cave d’exposition de restes humains mêlés les uns aux autres dans des cercueils de bois entourés de tissus en dentelle blanche. Sur deux pierres tombales sont gravés les noms d’une petite partie des victimes. De l’autre côté de l’église, un panneau honore la mémoire de la religieuse italienne Antonia Locatelli (1937-1992), présente au Rwanda depuis 1972 et assassinée en mars 1992 après avoir dénoncé aux radios, RFI et la BBC, le rôle du gouvernement rwandais dans les tueries qui avaient alors fait plus de 500 victimes tutsi en une semaine. L’une de nos guides, Rachel, nous raconte la façon dont elle a échappé au génocide : elle et son frère ont pu fuir au Burundi, en compagnie d’autres enfants. Le reste de sa famille a péri dans l’église de Nyamata. Elle est aujourd’hui mère de trois enfants qui étudient à Kigali. Chaque jour, son travail la mène aux côtés des restes des siens, sans qu’elle sache exactement où est ensevelie sa famille.

Le même jour, nous nous rendons également au Mémorial de Ntarama. Notre guide est une survivante également. L’église qui est située au centre de ce lieu fut également le théâtre sinistre du massacre de milliers de Tutsi. Transformée en lieu de mémoire, elle contient des vestiges des victimes : crânes, parfois fendus ou troués, os, vêtements ; le silence doit être strictement respecté et  toute  photo  est  interdite.  Autour des bâtiments, une végétation luxuriante et un silence total donnent un sentiment illusoire de paix et de tranquillité. En contrebas de l’église, sont érigées de vastes pierres tombales sous lesquelles, comme à Nyamata, des restes humains sont exposés. Un mur longe ces pierres, sur lequel sont gravés des noms de victimes : une longue liste incomplète.

Le jour suivant, nous allons à Bisesero, non loin de Kibuye et du lac Kivu.

Nous traversons ainsi une partie du « pays des mille collines », densément peuplé, avec ses bananeraies qui entourent les maisons, un damier de petites parcelles d’agriculture vivrière où s’activent des femmes maniant la houe, une circulation qui mêle voitures, camions, motos et vélos lourdement chargés qu’il faut pousser à la montée, des habitants qui marchent le long des routes avec des bidons d’eau ou autres chargements, des écoliers et écolières en uniforme…

Sur le chemin, nous faisons halte au Mémorial de Nyange, inauguré en 2017, bâtiment moderne qui abrite des restes et présente des photos d’environ 8000 disparus, et où est édifié un mur des noms.

En ce lieu s’est déroulé, un massacre de masse épouvantable, avec l’appui du prêtre de la paroisse. Alors que 2000 personnes s’étaient réfugiées dans l’église, le prêtre et les autorités locales l’ont attaquée au bulldozer jusqu’à son effondrement sur les personnes6. Quelques pierres  et  ferrailles des fenêtres sont conservées dans un coin de l’enceinte du mémorial et une nouvelle église a été construite à quelques dizaines de mètres.

Bisesero, situé sur une colline, est le symbole de la résistance des Tutsi. On l’appelle d’ailleurs aussi le Mémorial de la Résistance. Construit en 1998 mais achevé récemment, le site se trouve sur une colline pentue entourée de forêts, au bout d’une route longue et chaotique.

Le site de Bisesero est construit de manière symbolique. Trois maisons de trois chambres chacune, soit 9 chambres au total, symbolisent les neuf anciennes communes de la Province de Kibuye. Y sont exposés, dans des vitrines, des restes de victimes. Les différentes pièces sont reliées par des escaliers dont la longueur totale atteint presque 300 mètres, aux marches hautes et irrégulières, qui se resserrent au fur et à mesure de la montée, symbolisant les milliers de Tutsi qui ont résisté aux génocidaires et ont fini par tomber entre leurs mains. Au sommet, se trouvent sept tombes sous lesquelles sont ensevelies les dépouilles de près de 50 000 victimes, avec au premier plan les tombes des meneurs qui ont organisé la résistance. Au bas de la colline, à l’entrée du site, nous voyons des milliers de pierres entassées, autour desquelles neuf lances sont enfoncées, les armes principales des résistants Tutsi.

Mémorial de Bisesero

Le lendemain matin, nous rendons hommage aux parents de notre guide Jean-Pierre Sagahutu, assassinés à Kibuye, en nous recueillant devant le monument aux morts situé en contrebas de l’église Saint-Pierre, sur la route du home Saint-Jean.

Quelques jours plus tard, nous allons rencontrer des représentants de l’université de Butare et nous nous recueillons devant le monument érigé en hommage aux victimes à l’entrée du campus. Le couvre-feu ayant été avancé à 19 heures, il n’a pas été possible d’aller à Murambi où l’école technique est devenue un mémorial et un musée du génocide. Là, en 1994, des dizaines de milliers de Tutsi ont été entassés et affamés avant d’être massacrés. Les anciennes salles de classe exposent des crânes, des os et des corps momifiés de victimes.

Enfin, la matinée de notre dernière journée au Rwanda est consacrée à la rencontre avec Ibuka et avec la présidente des veuves du génocide, ainsi qu’à la visite du jardin du souvenir, en compagnie du président de l’association et de l’architecte paysager qui l’a conçu. Ce « jardin de la mémoire » inauguré en 2019 est situé dans le Mémorial du génocide de Nyanza-Kicukiro, là où ont été massacrés les Tutsi, qui, réfugiés à l’École technique officielle (ETO) de Kigali, ont été abandon- nés par les parachutistes belges rapatriés en avril 1994, puis poussés par les tueurs vers la colline.

Le jardin symbolise la renaissance après le génocide et la protection offerte aux Tutsi par la nature, notamment les marais et les collines dans lesquels certains ont pu se cacher. Situé à l’entrée de Kigali, il comprend notamment un monument en pierre – la flamme de la mémoire –, un jardin sec, une forêt de la mémoire, des terrasses paysagères et un amphithéâtre où se tiennent les commémorations.

S’y dresse aussi vers le point culminant un haut parallélépipède portant deux peintures de la série « Les Hommes debout » de l’artiste anglais Bruce Clark qui met ainsi en avant l’échec du génocide : un homme d’un côté, une femme de l’autre, plus grands que nature, affirment leur présence au monde.

En repartant du Rwanda, nous ressentons le poids écrasant des traces si nombreuses et si visibles du génocide. Une forme de paix intérieure nous gagne toutefois : notre travail de deux années dans les archives n’a pas été vain. Les personnes que nous avons rencontrées, personnalités officielles, victimes ou descendants de victimes, ont exprimé leur soulagement de  voir  enfin  reconnues  par  la  France ses responsabilités. Certaines  ont  également  souligné  que la vérité ne suffisait pas et qu’il fallait aussi la justice. Et nous, chercheurs, avons pu nous recueillir à notre tour sur les lieux des massacres. Les fantômes du génocide habitent désormais non seulement les lieux de leurs supplices mais également nos pensées et nos âmes.

Nous n’oublierons jamais.

Sandrine Weil et Françoise Thébaud, Après Auschwitz, n°357-358, Janvier – Mars/Avril – Juin 2021

  1. Sur ce point, voir Hélène Dumas et Rémi Korman, « Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda. Mémoriaux et lieux de mémoire », Afrique contemporaine, 2011/2, n° 238, p. 11-27 ; Rémi Korman, « La politique de mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda : enjeux et évolutions », Droit et cultures, 66/2013, p. 87-101 ; Rémi Korman, « L’État rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996) », Vingtième siècle-Revue d’histoire, 2014/2, n° 122, p. 87-98 ; Rémi Korman, « Espaces sacrés et sites de massacre après le génocide des Tutsi. Les enjeux de la patrimonialisation des églises au Rwanda », Vingtième siècle – Revue d’histoire, 2018/1, n° 137, p. 155-167. Rémi Korman a soutenu une thèse sur le sujet en décembre 2020.
  2. Il est établi également que 68 000 familles ont été totalement décimées.
  3. Tribunaux mis en place dans les villages ou dans des quartiers de Kigali et d’autres villes pour permettre que la justice soit rendue plus rapidement, le TPIR et les tribunaux réguliers rwandais n’ayant alors commencé à juger que les organisateurs du génocide ou les coupables de violences sexuelles. Ils ont siégé entre 2002 et 2012. La CNLG nous a donné les chiffres suivants: 1,9 million de personnes ont été jugées dont 600 000 pour assassinat  ; il y a 60 millions de pages d’archives papier et 4000 cassettes audiovisuelles (pour les procès les plus importants).
  4. Fin mai 2021, l’Allemagne a reconnu ce génocide et présenté des excuses à la Namibie. Elle s’est aussi engagée à financer des projets de développement à hauteur de 1,1 milliard en trente ans.
  5. Voir le récit autobiographique de Scholastique Mukasonga, InyenzioulesCafards, Paris, Gallimard, 2006 (Folio n° 5709)
  6. Sur le massacre de Nyange et son initiateur, vient de sortir un ouvrage issu d’un mémoire de master : Timothée Brunet-Lefèvre, Le Père Seromba. Destructeur de l’Église de Nyange (Rwanda,1994), préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, éditions Hoosh, 2021.