Regard sur le génocide des Tutsi du Rwanda et le Rapport remis au président de la République

Le 26 mai dernier, à Kigali, capitale du Rwanda, le président Emmanuel Macron a prononcé un discours qui reconnaissait le rôle et les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsi. Perpétré par les Hutu, il s’est déroulé entre les mois d’avril et juillet 1994 et a fait plus d’un million de victimes. Le président s’est appuyé sur un rapport remis fin mars qui a étudié le rôle de la France au Rwanda avant et pendant le génocide, un travail de recherche produit par une commission indépendante présidée par l’historien Vincent Duclert. Ce rapport qui exploite les archives françaises a été rendu public tandis qu’étaient déclassifiées les séries de documents analysés. Raphaël Esrail et Vincent Duclert, membre du conseil d’administration de l’UDA, ont échangé autour de quelques questions essentielles.

Raphaël Esrail : Bonjour Vincent, sois le bienvenu à l’UDA, institution que tu connais bien.

Vincent Duclert: Merci monsieur le président ! Quel plaisir, quel honneur, d’être assis à tes côtés en cette belle journée de début juillet à Paris, boulevard Beaumarchais.

Raphaël Esrail : La réciproque est totale et je voudrais en outre te remercier pour cet immense travail présenté dans ce Rapport, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, 1990-1994.

J’aimerais d’abord, Vincent, que tu te présentes et que tu nous expliques d’où vient ton intérêt pour la question des génocides. J’ai pris connaissance de la « Lettre de mission » que le président de la République Emmanuel Macron t’a adressé en avril 2019, lors de ta nomination en tant que responsable de cette Commission d’étude sur les archives françaises relatives au génocide des Tutsi au Rwanda. Il y évoque une mission précédente que tu as également dirigée, la Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse. Pour nos adhérents, lecteurs d’Après Auschwitz, je souhaiterais donc que tu définisses aussi ces deux missions.

Vincent Duclert : Merci, monsieur le président. Vous me demandez de me présenter, un mot donc sur mon parcours. Mes travaux ont débuté sur l’Affaire Dreyfus. L’origine du questionnement porte sur le sort d’un Alsacien de confession juive, un brillant capitaine, reconnu coupable d’intelligence avec l’ennemi allemand, exclu de la communauté civique de la nation. On le sait, son procès est une conspiration fomentée au sein du ministère de la Guerre, de l’état-major et du service de contre-espionnage, contre les officiers juifs et modernistes. J’ai étudié plus particulièrement l’engagement des savants dans l’Affaire. L’engagement en faveur du capitaine Dreyfus s’est fait très largement pour des raisons d’éthique de la connaissance et au nom de la liberté républicaine. Par l’Affaire, on voit aussi apparaître la question du droit des minorités et de leur protection, qui est centrale dans la définition de la démocratie.

Déjà, je m’étais déjà intéressé à cette question des minorités et des persécutions, que ce soit en France ou en Europe à la fin du 19e siècle. Ayant été lecteur dans les universités d’Istanbul durant deux années, j’avais acquis une connaissance approfondie de l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne. Mon intérêt s’est porté très tôt sur le sort des minorités de l’Empire ottoman puis de la Turquie, particulièrement les Arméniens, la plus nombreuse et la plus fidèle des communautés non musulmanes. J’avais noté la solidarité des dreyfusards en faveur des Arméniens de l’Empire ottoman. J’ai étudié leur persécution dont les grands massacres qu’ils subissent entre 1894 et 1896, par décision du sultan Abdülhamid, et l’engagement pour la vérité et la justice d’écrivains, d’historiens et de savants qui passent, moins d’un an plus tard à la défense du capitaine Dreyfus. Mon habilitation à diriger des recherches (HDR) porte sur ce sujet de la « France face au génocide des Arméniens ».

Partant du génocide des Arméniens de 1915, j’ai élargi mes recherches à la question plus globale des réponses aux génocides sur tout le XXe siècle. En 2015, pour la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens, un grand colloque a été organisé à la Sorbonne par un groupe de chercheurs que nous avions réunis. A cette occasion, la ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche, Najat Vallaud-Belkacem, a formulé son souhait de lancer une enquête-bilan sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse en France, dont la présidence me fut confiée le 30 mai 2016. Son rapport fut remis le 4 décembre 2018 aux ministres de l’Éducation nationale et de la Recherche, fruit du travail d’une équipe de 65 chercheurs, professeurs, chargés de mission, dont Isabelle Ernot qui œuvre au sein de l’Union des Déportés d’Auschwitz.

Ce travail très dense a donné lieu à une publication aux Éditions du CNRS. Et je me souviens, Raphaël, que tu as prononcé un discours éloquent, à la fin du colloque de présentation des travaux de cette Mission, en septembre 2017, dont le texte est reproduit dans ce volume de 2018.

On passe ainsi d’une mission à l’autre, d’un groupe de recherche à l’autre, et à ce nouveau rapport qui concerne cette fois l’engagement de la France au Rwanda et le génocide des Tutsi qui s’y prépara, qui s’y déroula au même moment. Poser la question de la relation entre les deux événements est légitime et nécessaire, mais elle n’a pas été assumée par la République pendant près de trois décennies (exception faite de la volonté du Président Sarkozy) jusqu’à la décision de l’actuel Président de la République de créer une Commission de recherche sur le sujet, de lui ouvrir toutes les archives d’État et de m’y placer à sa tête. Emmanuel Macron a décidé d’avancer sans tabou ni interdit sur un dossier très controversé du passé de la France ; et sans doute, en progressant sur le chemin de la vérité, d’ouvrir une nouvelle relation avec le Rwanda, avec toute l’Afrique. Son choix de créer cette commission de recherche et de lui octroyer une pleine liberté d’accès aux archives – avant que celles-ci ne soient largement ouvertes à tout public – était donc cohérent et attendu. Un rapport de mille deux pages a été remis le 26 mars 2021, après deux ans d’intenses travaux, et rendu public aussitôt. Il est le résultat d’une recherche indépendante et très approfondie.

Raphaël Esrail: Comment s’est faite ta nomination à la tête de cette Commission très inédite dans les annales de la République, qui se rapproche peut-être de la Mission Mattéoli sur la spoliation des biens juifs en France même si elle s’en distingue aussi ?

Vincent Duclert: Le point de départ réside probablement dans l’événement du diner annuel du Conseil des associations arméniennes de France (équivalent à celui du CRIF pour les associations juives de France) au début de l’année 2019, au cours duquel je reçois la médaille du courage pour les travaux et ma présidence de la première mission. Emmanuel Macron est présent. Un échange sur les génocides s’instaure à travers nos deux discours. Je mentionne le génocide des Tutsis puisqu’on approche de la vingt-cinquième commémoration. La France était très attendue et je me fais l’expression des chercheurs sur le sujet. Un mois plus tard, je suis appelé à une réunion de travail à la cellule diplomatie de l’Elysée. On me propose de prendre la présidence de cette commission sur la base d’une lettre qui était déjà très avancée, qui, du reste, a été en partie rédigée par un jeune diplomate qui est l’actuel rédacteur Rwanda au Quai d’Orsay.

L’étude du génocide des Tutsi et du rôle de la France au Rwanda durant les périodes pré génocidaire et génocidaire, soit cinq années de 1990 à 1994, apparaît ainsi comme la suite d’un cheminement à la fois personnel et scientifique : le travail autour du génocide des Tutsis dépend en effet fortement de celui déjà mené tant sur celui des Arméniens que sur la Shoah. Les liens avec l’UDA ont ainsi perduré puisqu’Isabelle Ernot, membre de la première mission génocides, a fait également partie de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, forte de treize membres au total. Ce chiffre mal aimé nous a porté chance : le travail a été fait, le rapport remis et sa réception très positive.

Pour terminer sur cette présentation, je souhaite rappeler la critique formulée initialement sur le fait que les membres de la commission de recherche n’étaient pas des spécialistes du génocide des Tutsi du Rwanda. Mais on a oublié de préciser que ses membres, pour plusieurs d’entre eux et non de moindres comme le professeur Raymond H. Kévorkian, sont spécialistes des génocides. Si l’on veut comprendre le génocide des Tutsis, il faut préalablement savoir ce qu’est un génocide. C’est une manière aussi d’aborder de manière sérieuse, scientifique le sujet posé par la lettre de mission du Président de la République en date du 5 avril 2019. On peut regretter que tel ou tel, dans le champ d’étude du génocide des Tutsi ait contesté la création de cette Commission de recherche, essentiellement parce qu’elle émanait de la Présidence de la République. C’est une bien courte vue de l’esprit d’autant que la recherche demandée, non seulement a été menée jusqu’à son terme, mais reconnue à sa réception pour sa qualité scientifique.

Raphaël Esrail : Peux-tu nous dire justement ce qu’apporte le rapport à tout un chacun et quel fut l’impact de sa réception ? En ce qui me concerne, grâce à ce rapport j’ai mieux compris l’événement génocidaire qui s’est déroulé au Rwanda. Une première réalité est sans doute l’apport de la connaissance.

Vincent Duclert: Il faut mentionner tout d’abord que le rapport est accessible à tout le monde sur le site vie-public.fr. Dès sa remise aux instances officielles, il a été rendu public. La commission de recherche qui en est à l’origine n’a subi aucune pression de la part du pouvoir. En termes méthodologiques, il faut préciser que le rapport s’appuie sur une source unique, les archives publiques françaises, qui ont été ouvertes en totalité à la commission de recherche. Ses membres ont bénéficié d’une habilitation au secret de la défense nationale pour accéder aux archives classifiées, et de dérogations individuelles systématiquement accordées pour consulter des fonds en totalité non communicables de par la loi sur les archives de 2008. Parallèlement, toutes les archives citées par le rapport sont aujourd’hui accessibles dans une collection des Archives nationales, cela depuis le 7 avril 2021 avec une première décision de dérogation générale, plus un accès à des fonds constitués comme celui de la Présidence de François Mitterrand et du Premier ministre Édouard Balladur, suivie d’un seconde décision début juillet, ouvrant encore des milliers d’archives qui ont été consultées par la Commission comme l’intégralité des télégrammes diplomatiques entre 1990 et 1994, et des documents d’origine rwandaise découverts dans les fonds diplomatiques. Cette question de la publication des archives est un point important parce que non seulement c’est une source générale de connaissance pour la recherche et la société, mais de plus, cela crédibilise le rapport puisqu’il devient possible de vérifier notre base documentaire et la manière dont la Commission a analysé les documents d’archives. C’est un pacte de confiance aussi avec le public qui rappelle ce qu’est la recherche.

Ce rapport propose un récit méthodique et documenté, en d’autres termes, scientifique, de l’engagement de la France au Rwanda. Il se présente sous la forme de six chapitres chronologiques, dont trois sur la période 1990-1993 où se prépare le génocide, trois autres sur 1994, période paroxysmique du génocide. Le dernier chapitre présente une analyse du gouvernement de l’État français dans la crise rwandaise, qui permet de repérer les failles, les dérives institutionnelles, les faillites intellectuelles, les responsabilités politiques. Nos conclusions ne sont pas politiques, elles ne concernent pas la ou les manières qu’il y aurait à préparer l’action du Président de la République sur le sujet ; les conclusions sont arrimées à tout le travail de recherche de la Commission.

Qu’est-ce qu’on démontre dans ce rapport ? Le travail procède de la preuve. Tout est documenté. Il est vrai que toutes les archives n’ont pas pu être consultées et certaines ont été refusées, ainsi celles de la Mission d’information parlementaire de 1998 détenues par l’Assemblée nationale ; certaines sont manquantes, comme les notes de l’état-major particulier du président de la République qui s’est révélé être opérationnel pour le Rwanda ; celles du premier conseiller Afrique de l’Élysée, Jean-Christophe Mitterrand, ces archives ont disparu. Ces « trous» posent un problème majeur à la collectivité. Néanmoins, la somme des archives consultées a permis de fixer des faits de vérité qui ne peuvent pas être remis en cause, parce que documentés, prouvés. Ces faits contribuent à installer une compréhension générale de l’engagement de la France au Rwanda. Elle demande à être complétée dans le futur, mais elle établit déjà une base solide quant à la connaissance de cette histoire.

L’engagement décidé de la France renvoie à la situation étatique de la Ve République, aggravée sous la présidence de François Mitterrand : un pouvoir exclusif de la présidence de la République sur ce dossier à travers la personne du président, son état-major particulier, la cellule Afrique de l’Élysée ; et leurs liens directs en direction d’institutions d’État, par exemple : la Direction des affaires africaines et malgaches du Quai d’Orsay, la défense nationale avec le SGDN (Secrétariat général de la défense nationale)1 qui est sous la tutelle du Premier ministre. A contrario, certaines de ces institutions ont bien mesuré alors le danger d’un tel engagement. C’est le cas de la délégation aux Affaires stratégiques du ministère de la Défense, celui du centre d’Analyse et de Prévision du Quai d’Orsay2. Au vu de la puissance du Président et de la Présidence, leurs décisions l’emportent. Toutes les actions de l’État sont alignées sur le sommet de la République – installant une situation d’indécision et une série d’irrégularités, ouvrant aussi une marge de manœuvre aux chaînes parallèles, aux tentatives de manipulation autour de ce dossier rwandais, particulièrement dans le cadre du choix fait, celui de soutenir le régime du président général Habyarimana. Ce dernier qui est arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1973 qui se revendique de l’ethnie hutu.

Il faut rappeler qu’il n’y a pas de réalité de « l’ethnie », qu’elle soit tutsi ou hutu ; la distinction ethnique est issue de la colonisation belge, fabriquée par le colonisateur à partir de différenciations sociales, qui a mené à une ethnicisation de la société rwandaise puis à une véritable racialisation au détriment de la minorité tutsi persécuté depuis la fin des années 1950. Et la France a appréhendé le Rwanda au travers de cette grille ethnique, estimant que Habyarimana incarnait la démocratie, puisqu’issu de l’« ethnie », hutu, le « peuple majoritaire » qui représentait 85% de la population. Au Sommet de La Baule en juin 1990, la France demande aux pays africains « du champ » – anciennes colonies françaises AOF et AEF – et pays francophones, comme le Rwanda, qu’ils s’engagent dans la voie de la démocratisation afin de continuer à percevoir l’aide française. La France a dès lors estimé que ce principe était respecté au Rwanda. Ce n’était pas le cas, c’était l’inverse même. La France s’engageait bel et bien dans le soutien à un régime raciste, violent et corrompu comme le démontre, à la suite d’autres travaux de recherche, le rapport, mais sur la base des archives publiques. Grâce à l’aide militaire française, la dictature Habyarimana se renforce notamment face à un mouvement d’exilés politiques qualifiés de « tutsi » (mais qui comportent aussi des « Hutus »), le Front patriotique rwandais en lutte pour le partage du pouvoir et la fin de la dictature, opérant depuis l’Ouganda. Parmi ses membres, beaucoup de Rwandais ayant fui les persécutions systématiques menées contre la minorité tutsi. Ce mouvement qui a été compris par le pouvoir élyséen comme « ougando-tutsi », formé de « khmers noirs » [sic] assimilé à un agresseur extérieur et défini sur un plan ethnique, est utilisé pour justifier l’envoi des forces spéciales françaises à partir des premiers jours d’octobre 1990, pour répondre à une offensive armée du FPR. L’intervention française vise aussi à forcer la négociation entre les parties, le gouvernement d’Habyarimana et les partis d’opposition en voie de formation et le FPR. Entre 1990 et 1993, l’appui français renforce le pouvoir d’Habyarimana et ne s’alarme pas de sa radicalisation. On constate des persécutions de plus en plus graves durant cette même période dont est victime la population tutsi à l’intérieur du Rwanda, qui relèvent clairement d’un processus génocidaire. Des agents civils et militaires de l’État français l’attestent. Les pouvoirs politiques restent sourds à ces alertes répétées, écartent même leurs auteurs devenus gênants. La France met en avant que son action vise à pacifier et démocratiser le Rwanda, mais dans les faits elle n’exerce que peu de pression sur Habyarimana. Elle aurait pu, par exemple, de par l’expérience qu’elle avait du passé, sur son propre territoire avec les lois portant « statut des juifs » en 1940, demander que soient retirées les mentions ethniques qui figuraient sur les cartes d’identité, unique cas en Afrique.

On retrouve ici le poids du contrôle opérationnel élyséen. Il y a une relation étroite et directe entre les deux présidents. Le dossier rwandais, y compris sur le plan militaire, est directement et exclusivement géré par l’Élysée, du moins jusqu’à la cohabitation avec le gouvernement de droite d’Édouard Balladur installé début avril 1993. La Constitution de la Ve République n’est pas respectée jusqu’à ce moment. Certes la France soutient les négociations d’Arusha – menées dans un pays tiers, la Tanzanie – qui aboutiront aux « accords d’Arusha », qui concernent le processus de paix et la démocratisation, qui prévoit un partage du pouvoir entre les Hutu et les Tutsi. Mais en même temps, elle ne perçoit pas qu’Habyarimana, et d’une manière générale les élites hutu au pouvoir au Rwanda, sont en fait très hostiles au partage du pouvoir et poursuivent un plan organisé d’extermination de la minorité tutsi. De manière paradoxale, la France ne soutient pas l’opposition rwandaise qui, elle, est bien à la manœuvre pour que ces accords d’Arusha réussissent. Si bien qu’il y a une fiction de l’engagement français en faveur de la paix et de la démocratie au travers de ces accords d’Arusha. Au vrai, la France fait finalement peu pour permettre que ces accords soient appliqués, qui effectivement ne sont pas appliqués par le président Habyarimana.

Ce que montre le Rapport, c’est aussi comme il a été dit le nombre d’alertes que les autorités françaises reçoivent sur le risque génocidaire, sur les massacres systématiques en direction des Tutsi. Ces alertes sont écartées au profit de la grille classique de lecture, qui fait exister un atavisme africain, à savoir qu’il s’agirait de massacres inter-ethniques, des extrémistes hutus qui massacrent des Tutsi et des extrémistes tutsi qui massacrent des Hutu.

En mars 1993 s’ouvre en France une nouvelle période politique avec la cohabitation. Le premier ministre Édouard Balladur exige et impose à François Mitterrand un partage du « domaine réservé ». On voit alors un passage vers plus de neutralité, contre une alliance stratégique avec le pouvoir d’Habyarimana – pouvoir qui est alors en train de se radicaliser, se muant en pouvoir génocidaire. Mais une politique de neutralité est-elle la solution au risque génocidaire puis au déclenchement d’un génocide ?

Le génocide commence début avril 1994 et provoque, en seulement cent jours, un million de victimes. La France se maintient dans cette politique de neutralité qui ne fait plus du FPR un ennemi désigné bien que cette vision persiste à l’Élysée. Elle intervient toutefois dans les premiers jours du génocide, dans le cadre de l’opération Amaryllis pour évacuer ses ressortissants – elle exfiltre aussi alors des responsables hutu sans que ses autorités sachent, on le pense, qu’ils sont impliqués dans la préparation du génocide. Et la France s’implique à nouveau au début de l’été 1994 avec l’opération Turquoise, cette fois sous mandat de l’ONU, dans une opération dite d’« arrêt des massacres ». A la différence des autres grandes puissance, demeurées passives, elle peut, il est vrai postérieurement présenter un bilan de sauvetage des victimes civiles, surtout hutu, avec des erreurs et des échecs très graves comme dans le sauvetage des rescapés tutsi de Bisesero.

On le constate, il existe en France à cette époque où le génocide est un fait avéré et reconnu, un refus de se confronter à cette « grande question ». La France n’arrive pas à penser sa politique internationale par rapport au génocide, alors même que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies a été signée sur son sol, le 9 décembre 1948 au palais du Trocadéro. Ce refus est manifeste lors du sommet franco-africain de Biarritz à l’automne 1994, où François Mitterrand présente le génocide des Tutsi comme un « massacre inter-ethnique », il minimise voire nie le génocide des Tutsi et génère les stigmates de la notion de« double génocide ». Il faut rappeler ici que le génocide n’est pas un crime collectif « spontané » mais un crime prémédité, tenu secret et qui vise à tuer entièrement une population. On savait à ce moment-là que le déclenchement et le déroulement de ce crime, relevaient bien d’une telle organisation et préparation – à l’époque où les Français ont apporté leur aide militaire, en formation des hommes, en matériels et en armement à ce régime pré-génocidaire…

Le dernier chapitre du Rapport aborde la question des institutions en montrant comment dans ce dossier rwandais celles du commandement ont développé des pratiques institutionnelles extrêmement problématiques qui posent la question du fonctionnement démocratique ; comment elles ont obéi à des visions idéologiques sur le Rwanda, loin de la réalité. C’est un échec majeur de la politique de la France. Mais un échec qui n’a été ni reconnu ni assumé – jusqu’à aujourd’hui. Avec la remise du rapport et son passage dans le domaine public, une forte prise de conscience s’est réalisée en France sur cette faillite.

Raphaël Esrail : Revenons vers la Shoah : y a-t-il des éléments de similarité entre le génocide des Juifs et celui des Tutsi ?

Vincent Duclert : Il y a des similitudes, dans le processus notamment. Il faut rappeler aussi qu’une représentation sous-jacente venant de l’antisémitisme existait en Afrique au détriment des Tutsi ; on disait d’eux qu’ils seraient les « Juifs de l’Afrique » venus d’ailleurs, des hauts plateaux éthiopiens, étrangers à la « nation rwandaise » composée de Hutu, apatrides et menaçants. Il y a une fiction autour de cette « ethnie » qui n’en n’est pas une, créée par le colonisateur belge. Autre fait, la mention de l’ethnie devenue catégorie de l’état civil, portée sur la carte d’identité. On peut encore citer le mécanisme du complot, ou l’on peut voir un équivalent du Protocole des Sages de Sion. Tout un ensemble d’éléments révèle un ciblage de cette minorité particulièrement par les extrémistes hutu, qui en connaissance de cause, reprennent contre elle les méthodes nazies de déshumanisation, provoquant leur marginalisation dans la société, leur exclusion, notamment par un système de quotas dans l’éducation à l’université, pour les emplois publics.

Des alertes portant sur cette phase préparatoire ont été écartées par le pouvoir français. L’incompréhension a dominé à ce stade et dans la phase paroxysme. Si les processus peuvent être comparés, le passage à l’acte revêt des différences et notamment parce qu’il s’agit d’un « génocide populaire ». On retrouve aussi la réalité « des voisins » assassins, une réalité qui a existé dans la Shoah, particulièrement sur le territoire de Pologne.

En 1990, la vision du fait génocidaire des représentants de l’État d’un génocide, des décideurs, et même de l’opinion publique, découle de l’histoire du génocide des Juifs, à Auschwitz-Birkenau en particulier : la mise à mort de masse est perçue au travers d’une structure industrielle et de gazages. On néglige que la Shoah a aussi été perpétrée au moyen de fusillades massives, par la ghettoïsation, le travail forcé… En France, il y a eu une difficulté à penser le massacre de masse avec d’autres « armes » qui paraissaient peu probables : machettes, armes blanches – ces dernières ont été très utilisées au Rwanda et ont causé des souffrances terribles, incarnant un très haut degré d’atrocité perpétrée sur les victimes.

La première lecture qui est faite au moment des faits en France est celle d’un massacre spontané, d’une « folie meurtrière » comme le déclare le Président Mitterrand. Or ce n’est pas du tout le cas. Le génocide des Tutsi a été préparé méthodiquement ce qui explique qu’un million de morts ait été commis en un délai très court, 100 jours, impliquant une organisation très planifiée, avec l’intervention des forces armées, de la gendarmerie et de l’administration civile, des bourgmestres, instituteurs, préfets, une pré-mobilisation de la population. Il faut souligner que le FPR, Front patriotique rwandais (tutsi) est intervenu depuis l’Ouganda pour arrêter le génocide ; repousser les Forces armées rwandaises (FAR), qui étaient en train de commettre le génocide. Ils ont arrêté le génocide par la force. L’armée du FPR a sauvé des dizaines de milliers de personnes tout en combattant les forces armées rwandaises, qui avaient été formées sur le plan militaire par les Français, pour abattre le régime.

Parmi les alertes, il y a eu aussi celles de chercheurs, tel Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Bayart, celles des journalistes envoyés sur le terrain comme Christophe Boisbouvier, Patrick de Saint-Exupéry, Jean-François Dupaquier, Maria Malagardis. Certains pays, au moment des faits, ont aussi une conscience plus rapide de la réalité, ainsi la Tchéquie et la Nouvelle-Zélande, qui constatent très rapidement au Conseil de sécurité de l’ONU qu’il s’agit d’un génocide. Dans le rapport on le dit, la faiblesse des connaissances en France émane aussi de la faiblesse des travaux notamment sur le génocide des Arméniens, dépréciés dans les milieux universitaires et scientifiques, combattus par le négationnisme de l’État turc. Or, la compréhension des mécanismes du génocide des Arméniens aurait permis d’éclairer le génocide des Tutsi, avec ces marches de la mort sur les routes de la déportation, les tueries à l’arme blanche, les noyades massives, les meurtres par les voisins… Ce manque de connaissance joue contre la prise de conscience en 1994.

Raphaël Erail : Ce qui me semble important également, ce sont les différents objectifs qui peuvent découler de ces études. Que penses-tu des engagements des autorités étatiques vis-à-vis des problèmes de la mémoire des crimes de masse et notamment des rapports avec l’éducation ? L’éducation, c’est une question très importante pour nous, survivants.

Vincent Duclert : Tu as rappelé, citant la « Lettre de mission » du 5 avril 2019, qu’Emmanuel Macron avait annoncé la place nouvelle accordée au génocide des Tutsis dans les programmes. C’était très important, d’autant que pour les professeurs, enseigner aussi le génocide des Tutsi, c’est renforcer l’enseignement des génocides, et c’est aussi réfléchir à l’Afrique, la manière dont on peut aussi comprendre l’histoire africaine, le colonialisme – le génocide des Tutsi peut être lu comme une conséquence dans le temps du colonialisme dans sa version racialiste et de la violence exercée sur les populations indigènes.

La « Lettre de mission » soutenait aussi la demande en matière de ressources pédagogiques. Nous sommes en train de les élaborer. Je cite ici comme référence une œuvre pédagogique de François Bédarida, une brochure qu’il avait réalisée avec les éditions Nathan pour les enseignants, qui portait sur l’Allemagne nazie et le génocide des Juifs. Nous réalisons en ce moment même une brochure équivalente, pour le génocide des Arméniens et celui des Tutsi, chacune sur les trois génocides enseignés dans les collèges et lycées de France. Ces trois brochures seront prêtes et diffusées au printemps prochain.

L’impact de la réception du Rapport a eu un écho auprès des professeurs et attiré l’intérêt de cette étude et de cette connaissance. Je cite ici l’Association des professeurs d’histoire géographie (APHG) qui m’a invité à une rencontre avec les enseignants dans le cadre d’une séance en distanciel. De l’avis général, les professeurs ont été passionnés par ces échanges, et nous avons adressé à tous les professeurs un exemplaire du rapport.

Je pense qu’il est important de souligner – cela se voit très bien dans la composition de la commission – que chaque professeur agit avec les ressources de la recherche, qu’un nombre important d’entre eux font de la recherche. Le lien « recherche – enseignement » est vraiment essentiel. L’un des bilans de la commission de recherche est aussi de montrer l’importance des savoirs fondamentaux pour l’enseignement et l’avantage que les professeurs tirent de leur acquisition. Cela leur donne d’avantage de connaissances, plus d’assurance, plus de vision pour leur enseignement. Tous ces enseignements sont essentiels pour qu’aujourd’hui on puisse s’armer face aux processus en cours, créer des prises de conscience face à la radicalisation, à la persécution, et c’est la raison pour laquelle la Commission de recherche a demandé la sanctuarisation de l’étude des génocides dans les programmes, a recommandé la création d’un centre internationale de ressources sur les génocides, les processus génocidaires. Ressources, à la fois pour soutenir la recherche, mais aussi pour soutenir l’éducation, l’enseignement, les politiques mémorielles d’installation de mémoriaux, de monuments ; soutenir aussi la création artistique qui permet d’appréhender ces phénomènes « impensables ».

Raphaël Esrail: S’agissant de notre vision à l’UDA, nous souhaiterions en définitive, que l’Éducation nationale prenne en compte, dans la formation à cette question des génocides, la notion de classe d’âge : il y a 600.000 enfants par an en moyenne à éduquer. Comment cet enseignement mémoriel, sur les crimes de masse, les crimes contre l’humanité, y compris la Shoah, doit-il être abordé pour que tout un chacun soit éduqué ? Depuis le Primaire jusqu’à la Terminale, et j’insiste, il faut que cela soit fait par l’Éducation nationale, et non des organismes tiers. Seule à mes yeux, l’Éducation nationale est susceptible de toucher entièrement une classe d’âge, sinon on ne fait que du saupoudrage en ayant l’impression d’être efficace alors qu’on l’est seulement de façon relative. On touche seulement une partie d’une classe d’âge. On rentre dans une période où ces problèmes mémoriaux vont devenir très importants – ils le sont déjà ! C’est pour nous un souci très fort. En définitive, ces dernières décennies, avec humilité, nous avons tous fait ce que l’on pouvait, chacun chez nous, c’est-à-dire les différentes institutions, nous avons pu établir de petites rivières, mais manifestement, seule la grande maison qu’est l’Éducation nationale peut assurer une formation générale et efficace et cela jusqu’à l’Université. Éviter aussi que cela puisse être « optionnel ». Nous aimerions que les objectifs qui sont formulés, définis, par le président de la République dans sa « Lettre de mission » du 5 avril 2019 deviennent réalité.

Vincent Duclert : La réussite reconnue du rapport et de la Commission peut favoriser cette évolution que tu appelles de tes vœux. Cette volonté, tu as raison, il faut qu’elle vienne du haut. Elle existe vraiment. Lorsque Jean-Michel Blanquer avait reçu le rapport de la Mission sur les génocides, il avait fait un discours clair sur le sujet.

Alors il y a des moyens : ainsi celui d’inscrire cette question au concours de recrutement des professeurs. C’est tout à fait important pour inciter les universités – qui sont indépendantes – à développer l’enseignement sur les génocides et les processus génocidaires, soit l’enseignement spécialisé pour les futurs chercheurs, soit un enseignement de formation commune comme à Sciences Po, avec un cours existant depuis l’automne 2016 sur le sujet. Ce sont des avancées que l’on peut réaliser de manière volontariste. Il y a encore deux autres points, d’une part l’incitation à ce que les professeurs soient bien formés, donc à travers des stages nationaux dont certains assurés par le Mémorial de la Shoah. Mais au vu des ressources, plus de formations devraient être assurées par des universitaires à un niveau public et national. Et de l’autre, la mise en valeur du témoignage, qui est très important et qui est bien porté par votre travail, à l’UDA. Ce que le témoignage permet de faire comprendre aux élèves, y compris les plus jeunes, est inestimable. Que l’on peut résister pendant, après aussi, par la volonté de dire, raconter, écrire, de rendre hommage, de donner des sépultures, la volonté de documenter. Tous ces éléments qui permettent aussi d’expliquer aux jeunes qu’au-delà de l’atrocité du projet génocidaire, demeure un sursaut d’humanité porté par les rescapés. Je pense très important de ne pas désespérer la jeunesse. Bien que le génocide soit désespérant par la révélation des extrémités dans lesquelles l’humanité peut basculer, se niant elle-même, existe une issue à ces ténèbres. Cette capacité de faire face, d’action, c’est très important. Je vois à travers tes très bonnes suggestions, un spectre d’initiatives à la fois – comme le dit René Char – de la base et du sommet.

 Raphaël Esrail : Je souhaite souligner l’importance que ce Rapport revêt, son exceptionnelle qualité qui a été soulignée et saluée, et par ailleurs, le rôle déterminant qu’il a joué dans le cadre des relations entre la France et le Rwanda, dont il a permis le rapprochement après une période très difficile. Je veux aussi dire que les génocides n’existent pas en milieu démocratique, mais seulement en milieu strictement autoritaire, dictatorial… Par conséquent, c’est un acte politique que de former les jeunes à ces questions. Ne pas tenir compte de ces questions graves : c’est négliger un essentiel, se laisser aller à un abandon, justement de la formation à la démocratie de notre jeunesse.

Vincent Duclert : Je te suis pleinement, tu apportes la conclusion à notre entretien dont je te remercie très vivement, ainsi qu’Isabelle Ernot.